Titus, futur empereur de Rome, est amoureux de Bérénice, reine de Judée. Mais le peuple de Rome a la royauté en horreur, et Titus doit donc choisir entre l'amour ou le pouvoir. II choisit donc de gouverner et demande à sa maîtresse, à contrecœur, de quitter Rome.
BÉRÉNICE.
Eh bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute1 plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien : et, pour jamais, adieu…
Pour jamais ! Ah, seigneur ! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ;
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L’ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
TITUS.
Je n’aurai pas, madame, à compter tant de jours :
J’espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer…
BÉRÉNICE.
Ah, seigneur ! s’il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d’un heureux hyménée2.
Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?
TITUS.
Hélas ! vous pouvez tout, madame : demeurez ;
Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je ? en ce moment mon cœur, hors de lui-même,
S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.
BÉRÉNICE.
Eh bien, seigneur, eh bien, qu’en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?
TITUS.
Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ?
S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S’ils se taisent, madame, et me vendent leurs lois,
À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n’oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
BÉRÉNICE.
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !
TITUS.
Je les compte pour rien ! Ah ciel ! quelle injustice !
BÉRÉNICE.
Quoi ! pour d’injustes lois que vous pouvez changer,
En d’éternels chagrins vous-même vous plonger !
Rome a ses droits, seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.
TITUS.
Hélas ! que vous me déchirez !
BÉRÉNICE.
Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !
TITUS.
Oui, madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
Je dois les maintenir. Déjà, plus d’une fois,
Rome a de mes pareils exercé la constance.
Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ;
L’autre, avec des yeux secs, et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.
Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire.
Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus
Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;
Qu’elle n’approche point de cet effort insigne :
Mais, madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui, sans de grands efforts, ne puisse être imité ?
Jean Racine, Bérénice, 1670, extrait de l'acte IV, scène 5
1. Disputer : discuter avec vigueur d'un sujet, se confronter verbalement. 2. Hyménée : mariage.
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